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Photo du rédacteurMyriam Bendhif-Syllas

Les Filles de Salem ou la féminité condamnée



Thomas Gilbert se concentre sur le personnage de Abigail Hobbes qui fut l’une des accusés du tristement célèbre procès organisé en 1692, à Salem, bourgade puritaine du Massachusetts, et où 25 personnes furent pendues pour sorcellerie. L'auteur-illustrateur montre le passage de l’enfance à l'âge adulte d'une jeune fille. Ce moment défini aujourd'hui comme une étape de transition, où la féminité se déploie, s'installe, métamorphose corps et esprit, est réduit à un corps devenu désirable et donc dangereux, malsain, voué au malin. La féminité d'Abigail n’est plus qu’une tare épouvantable, un prétexte à tentation et à péchés innombrables, aussi réprouvée que l'existence de ces Indiens libres et sauvages qui rôdent autour de la ville et sont eux aussi accusés des pires maux.


Gilbert décrit comment un monde asphyxié par une religion détournée au profit de ceux qui la servent, mais aussi par les pires superstitions et par une grande cruauté, en vient à sacrifier ses propres enfants sur l’autel de la purification collective.


Dans ce XVIIe siècle du Nouveau Monde, tout prête à s'effrayer, la nature, les Indigènes, les événements imprévus. Les temps ne sont pas au progrès mais au maintien de l’équilibre fragile d’une communauté et de ses fonctionnements : le révérend règne sans partage sur les âmes, « c’est le notable le plus influent » et « il est grassement rémunéré par la communauté ». Parris oriente le village, brandissant de ses gestes rageurs la colère du Très-Haut et la figure grimaçante du Malin. Lorsque les récoltes sont menacées, lorsque la foi vacille, il entre en campagne pour « extirper le mal de [leurs cœurs] et de Salem Village ». Les villageois justiciers s’en prennent en premier lieu à l’aubergiste chez qui ils allaient se délasser et s’enivrer jusqu’alors. Deux femmes meurent et un feu purificateur s’élance. La suite n'est qu'une dégringolade vers la furie et la rage de détruire l'autre.


Coup de cœur qui ne se dément pas depuis sa sortie, l’impressionnant roman graphique de Thomas Gilbert vient apporter une vision nouvelle de la devenue légendaire sinistre affaire des sorcières de Salem. Je relis cet ouvrage régulièrement, captivée par le côté enchanteur de ces territoires vierges, la simple et sublime beauté de la jeunesse qui s'éveille à l'amour et par le basculement vers la folie de ces hommes qui se croient soutenus par Dieu. Les dessins inquiétants à dominante de rouge et de noir suivent les mouvements de la communauté qui oscille entre peurs, superstitions et fantasmes purs.


Après la pièce d’Arthur Miller et le beau film de Raymond Rouleau (1957), scénarisé par Sartre, cet ouvrage dépasse largement la portée de tous les apports historiques et documentaires concernant ce sujet. On y retrouve aussi Tituba, immortalisée par le beau Moi, Tituba sorcière... de Maryse Condé, amenant naturellement les pratiques et croyances de son univers, sans penser à mal.


A lire et à relire pour se remémorer comment l'on bascule dans une chasse aux coupables pour satisfaire le besoin de toute une société de maintenir son équilibre et comment certain.e.s finissent par croire qu'ils.elles sont bel et bien responsables de ce dont on les blâme pour permettre à tous de supporter le malheur qui s'abat.


Les Filles de Salem. Comment nous avons condamné nos enfants, Thomas Gilbert, Dargaud, septembre 2018.


A partir de 13 ans.

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