« Qu’est-ce qu’un être souffrant ? Un être déplacé, exilé, amputé. La souffrance altère mon habitude d’être, me fait perdre mon naturel, rompt cette complicité silencieuse entre le corps et l’esprit. Le corps se dérobe, l’esprit se découvre autre, dépossédé par cette disparition d’une partie de soi, dérobée par la souffrance, que génère la maladie ou la blessure. L’esprit lui-même semble s’absenter. Pourtant, mon être gauche, suggère Michaux, a aussi quelque chose à m’apprendre sur moi-même. Être déplacé, c’est se découvrir autrement et cette fragilité n’est pas seulement une défaillance, elle nous indique d’autres façons d’être, un autre style d’existence. »
Claire Marin, Rupture(s), éditions de l'Observatoire, 2019.
Longtemps je n’ai vécu que du déploiement de ma force. Pour en imposer aux autres mais surtout pour me donner de l’intérieur, le sentiment de la maîtrise et de l’invulnérabilité. Un héritage familial et culturel. Je suis allée de l’avant, j’ai appris, j’ai fait, j’ai créé. J’ai occupé l’espace de mon corps, de mon faire, de ma puissance. Je n’avais aucune conscience de ce phénomène. Je passais tout en force. Et mon corps s’est raidi contre cette malveillance qui s’ignorait. Je n’avais aucune idée qu’il existait un être, tapi sous ces redoutables armures.
J’étais mon action, j’étais mes possessions, j’étais mon apparence, j’étais les autres qui m’entouraient, j’étais mes capacités, j’étais mes activités. Mais lorsque ces affirmations s’écroulèrent telles les cartes d’un château, les unes après les autres, il me sembla qu’il ne restait rien.
Angoisse. Du vide. De l’inaction, de l’inutilité, de la faillibilité. J’ai vécu cela en quatre étapes : quatre grandes crises du corps amenant celles de l’esprit et du cœur. Lors de chacune de ces crises, une autre partie du corps s’insurgeait, amenant rigidité, douleurs, incapacité, ralentissement. Des peurs, de la colère, de l’impuissance et de la tristesse venaient en cohorte se greffer à ces fêlures d’un corps en révolte contre le reste de son être.
Le vide. L’impossibilité de se mettre en mouvement et d’agir à sa guise. Cette impression, je la connaissais sous une autre forme, elle est celle qui précède l’écriture comme si, dans le vide, le texte ou le livre s’écrivait déjà, comme s’il se rassemblait en-dehors de mon regard et de la pensée consciente. Et bien cette fois, le livre, c’était moi. Je m’écrivais, sans le savoir, depuis ce vide.
Cette réalité n’est pas agréable à faire émerger. Elle s’extirpe avec violence telle la nymphe se contorsionnant avant de devenir l’insecte adulte. Un mot accompagna ce temps hors du temps : effondrement. Un ralentissement et un abattement d’emblée avec le château qui s’écroule en somme. Mais là n’est que le début du processus. Je ne me sentais pas vraiment ramenée au sol, mise en pièces. C’était plutôt comme un flux inconnu. Quelque chose lâchait, pas moi, pas ma volonté, ça se faisait sans mon intervention.
Des tensions, des douleurs localisées principalement dans le haut du corps. Ensuite un relâchement associé à une respiration ample qui vient calmer l’anxiété que génère cet état ; car ça se loge dans la poitrine, en plein milieu du cœur énergétique : du dos jusqu’au buste, ça traverse comme une lame. Ça pèse sur le cœur, ça le contracte. Lui que j’avais ouvert, régénéré, le voilà qui se refermait à nouveau.
Nouvelle source de panique. Et quoi ? rien n’est définitif, ni réglé, ni achevé : encore et encore, ce même mouvement se reproduit, demandant de dire : « Oui, c’est ce que je sens, ce point, cette douleur, cette tension ». Rien d’autre ne fonctionne. J’aurais bien aimé – encore – que la solution miracle vienne de l’extérieur mais non, cela ne fonctionne jamais comme cela.
Alors le oui s’expanse et peut venir le « Je te vois, telle que tu es en ce moment, je reconnais que tu vis cela (dans ta peur panique / ta tristesse / ta colère…) ; et c’est ok. Ok. Respire et respire plus grand. De quoi as-tu besoin là ? ». Les réponses sont confondantes : elles m’apparaissent farfelues, idiotes et puis je laisse cette faribole de jugements et je satisfais le besoin qui a émergé. Et cela me fait du bien.
Ce n’est pas cette succession de « il faut » faire si ou cela, pour mon bien ou parce que cela est nécessaire, selon je ne sais quelle règle, quelle mentalité, quelle injonction intérieure/extérieure de bonne pensance. C’est ce dont mon être a besoin, là maintenant. Et c’est de toute évidence magique. Car lorsque ce qui est est reconnu, ça fond, ça s’ouvre à nouveau, ça respire.
J’avais cru écouter cette voix en moi. Je ne l’entendais qu’assourdie et recouverte par des couches d’autres voix qui savaient toujours mieux qu’elle : la voix de la femme parfaite qui assure sur tous les plans, la voix de la guru du développement personnel, la voix de celle qui sait tout mieux que tout le monde, la voix de celle qui a toujours peur de ne pas être aimée sans faire... Sans ce cœur grand ouvert, jamais je n’aurais pu m’effondrer et vivre cette nouvelle étape. Sans ce cœur grand ouvert, jamais je n’aurai imaginé l’être qui se tenait caché à l’intérieur de moi depuis si longtemps. Cet être est tout le contraire de ce que j’avais voulu être jusque là. Fragile, vulnérable, dépendant, anxieux, incapable, empêché mais aussi malveillant, haineux, jaloux, paresseux, lâche…
Mais cocher sur une liste tous les adjectifs existants afin de gagner le gros lot à la fin de la partie, cela n’a aucune importance. Cela ne se passe ainsi. Chaque part de l’être qui se révèle, prend une forme bien spécifique parce qu’elle est mienne. Il y a une couleur, une spécificité qui me correspond. Ma vulnérable n’est pas la vôtre et vice versa. Les nuances sont sûrement fines mais elles sont là et c’est pour cela que l’expérience doit être vécue depuis les tréfonds de soi.
Sur le papier et dans une certaine mesure dans ma pratique, j’avais commencé à saisir l’enjeu de l’ombre et de la lumière. Je l’avais peint il y a des années déjà ; c’est souvent ainsi que je m’annonce des choses. Je l’avais vu comme une danse des opposés en soi, j’avais regardé des facettes de moi dans le miroir mais cette compréhension n’était pas complète. C’est normal, tout procède par étapes et intervient la suivante lorsque l’on est prête à l’intégrer. Pas seulement dans la tête, voire même dans le cœur, non, elle a besoin de devenir charnelle car c’est bien pour cela que la conscience revient sur terre, elle souhaite vivre et comprendre depuis cette incroyable alchimie du corps, de l’esprit et de l’âme. Or, la compréhension pour moi n’était pas encore descendue jusqu’à mon corps, jusqu’à mes cellules pour secouer mon cœur et permettre à ma conscience de vivre ce qu’elle était venue chercher : apprendre la foi en soi en aimant la totalité de son être.
J’entrevois que cet apprentissage depuis l’être intérieur ouvre vers l’amour de l’autre, de tous les autres. Chacun recelant la totalité, chacun faisant corps avec les autres pour faire Un. Mais pour l’heure, ce n’est pas encore le moment pour s’emparer de cela.
Étymologiquement, l’effondrement peut signifier (se) déverser et (se) répandre, disperser et s’abandonner, jeter au vent, laisser aller. Autant de vocables qui rejoignent l’expérience que j’ai traversé et cela me fait du bien, de voir inscrites dans mon Gaffiot antique, ces traces du passé venant éclairer mon aujourd’hui. Car c’est bien ce qui se produit, je m’abandonne, je répands et disperse au vent mes propres croyances sur moi-même. Dans ce vide, dans ce temps suspendu et cet interstice de vie, je romps mes derniers barrages et mon être surgit. Il n’est ni ombre, ni lumière, mais ce murmure depuis le vide.
Une dernière occurrence amène l’idée de prodiguer, de déployer sans retenue ses forces. Je sens ou plutôt pressens qu’elle me conduira vers la prochaine étape. Mes forces n’ont plus la même teneur à présent. Wonder Woman a raccroché son costume. Mais une nouvelle super héroïne vient se joindre à mon Panthéon intérieur : elle se nomme Effondrée et son super pouvoir est de faire de sa vulnérabilité la source de sa puissance.
Cœur ouvert et conscience déployée,
Myriam Bendhif-Syllas, 9 février 2021
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